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Textes sur la Tunisie
Le Monde Diplomatique

> MAI 2000     > Page 3

 

LE BILAN DE HABIB BOURGUIBA RÉÉVALUÉ
Deuil subversif en Tunisie

DÉCÉDÉ le 6 avril 2000, le Combattant suprême, Habib Bourguiba, n'a eu droit qu'à des funérailles furtives destinées surtout à glorifier son successeur, le président Zine El Abidine Ben Ali. Pourtant, l'émotion réelle qui a saisi tout le pays n'était pas seulement l'expression d'une reconnaissance à l'égard de l'artisan de l'indépendance. Elle participait aussi d'une réévaluation du bilan de son règne - en matière d'éducation et de droits des femmes notamment -, qu'encourage la comparaison avec le régime actuel.

 

Par KAMEL LABIDI
Journaliste tunisien.

 

« Il ne sera pas facile de remplacer un homme comme moi. Sur le plan sentimental, il y a entre le peuple tunisien et moi quarante ans de vie passés ensemble, de souffrances subies en commun, ce qui n'existera pas avec celui qui viendra après moi. » Prononcées en 1972, ces paroles immodestes de l'ex- président de la Tunisie, Habib Bourguiba, ont retrouvé, dès l'annonce de son décès, le jeudi 6 avril 2000, leur force prophétique.

Comme les onze ans passés jadis dans des prisons françaises, les treize années de résidence surveillée imposées au Combattant suprême (el Mou jahid el akbar) depuis sa destitution, le 7 novembre 1987, par son premier ministre, le général Zine El Abidine Ben Ali, pour cause de « sénilité » , n'ont fait que rehausser son prestige parmi les Tunisiens de tous bords. Même au sein des milieux les plus critiques à l'égard de l'ancien « président à vie ».

Outre les personnes d'âge mûr qui goûtèrent aux fruits de l'indépendance - notamment la gratuité de l'éducation et le statut de la femme -, des jeunes qui n'ont pas connu son règne, et même des défenseurs des droits humains, comme l'avocate Radhia Nasraoui, ayant souffert de ses dérives autoritaires, lui ont rendu hommage.

La tristesse de la Tunisie profonde, au lendemain du décès de l'homme qui l'a conduite à l'indépendance en 1956 sans trop d'effusion de sang, a fait contraste avec l'attitude du pouvoir, qui a mis tout en oeuvre pour tenir les citoyens à l'écart des « funérailles nationales ».

Réélu pour la troisième fois en octobre 1999 - avec 99,4 % des suffrages ! -, M. Ben Ali, l'auteur du « coup d'Etat-médico-constitutionnel », est apparu, lors des obsèques de Bourguiba, le samedi 8 avril, comme un président encore assoiffé de légitimité. « Nous avons entrepris le changement du 7 novembre 1987 en puisant dans ce qu'il y a de meilleur dans le legs que nous a laissé le leader Habib Bourguiba, tout en l'enrichissant et en le fructifiant », a-t-il déclaré dans son oraison funèbre.

La « politique des étapes »

PARADOXALEMENT, les médias étrangers ont mieux commenté le parcours exceptionnel du vieux chef historique. La presse tunisienne a refusé de se pencher sur les discours et les « directives présidentielles » qui contribuèrent à mettre le pays sur le chemin de la modernité. D'habitude prompte à couvrir, en direct, les rencontres sportives disputées dans les contrées les plus éloignées, la télévision nationale reçut comme instruction de ne pas diffuser en direct la cérémonie de l'enterrement. Les prétextes officiels invoqués vont de « la volonté du pouvoir de respecter le deuil observé par le peuple » aux « moyens techniques limités de la télévision tunisienne » (1) créée sous Bourguiba, il y a plus de trente-cinq ans.

Le journal télévisé de 20 heures fut retardé ce jour-là de trente-cinq minutes, le temps nécessaire pour les « esthéticiens » de la désinformation de présenter un reportage non déplaisant pour le régime : la musique militaire étouffait les déclarations glorifiant Bourguiba ; les « ninjas » encagoulés du service d'ordre et leurs mitraillettes avaient été « effacés » .

De quoi a peur un dirigeant élu avec 99,4 % des suffrages ? « Le président Ben Ali sait que la contestation ne viendra pas des partis politiques, complètement laminés, ni des islamistes, très affaiblis. C'est de la société que peut venir le danger pour le pouvoir » , répond Béatrice Hibou, chercheuse au CNRS à Paris (2).

« Il y a dans la manière dont ces funérailles se sont déroulées tous les indices qui confortent la thèse que, si Bourguiba était aimé par son peuple, particulièrement par la génération de l'indépendance et les franges de la population qui lui doivent certains acquis démocratiques, comme les femmes, il n'était pas, en revanche, en odeur de sainteté dans les hautes sphères dirigeantes » , écrit un quotidien algérien (3).

« Les Tunisiens sont fiers d'avoir eu un chef d'Etat comme Bourguiba. Les gens s'identifient à lui parce qu'il avait un projet pour son pays. Il n'aimait pas le pouvoir pour le pouvoir. Même si, sur le plan des libertés publiques, le bilan n'a pas été glorieux et qu'il a écrasé un peu les institutions » , estime Mme Sana Ben Achour, professeure de droit à la faculté des sciences juridiques de Tunis. Cette fierté tire également sa source du rayonnement de Bourguiba sur la scène internationale, et surtout de sa résistance à l'attraction qu'exerce l'argent sur ses homologues et leurs proches dans les pays en voie de développement.

Le projet de Bourguiba dont parle cette jeune universitaire commença à prendre forme dès les années 20. Parti à Paris pour « étudier le droit en vue de combattre le protectorat français » , Habib Bourguiba revient en Tunisie en 1927 muni d'un diplôme lui permettant d'exercer le métier d'avocat. Il se lance tout de suite dans l'action politique en rejoignant les rangs du Parti destourien (parti nationaliste qui prône le retour à une Tunisie traditionnelle) et en collaborant au journal L'Etendard tunisien, avant de fonder, en 1932, L'Action tunisienne. Très vite, ce meneur d'hommes au verbe facile et au regard séduisant réalise que la libération de son pays ne peut pas être l'oeuvre d'une classe politique cloîtrée au coeur de Tunis et méfiante à l'égard des masses populaires.

En 1934, il claque la porte du vieux Destour de Cheikh Abdelaziz Thaalbi et fonde, avec un groupe de jeunes, le parti du Néo-Destour. Au bout de quelques mois seulement d'action politique et de « contact direct » avec les foules, le résident général francais, Marcel Peyrouton, fait arrêter les « agitateurs » et ordonne leur déportation dans le Sud tunisien. Cette détention se prolonge jusqu'en 1936.

A nouveau arrêté, il sera libéré en 1942 par les Allemands, mais il refuse de se ranger du côté des puissances de l'Axe. « L'Allemagne ne gagnera pas la guerre et ne peut la gagner » , écrit-il juste avant sa sortie de prison, dans une lettre adressée à son compagnon de lutte Habib Thameur : « L'ordre vous est donné à vous et aux militants d'entrer en relation avec les Français gaullistes en vue de conjuguer notre action clandestine. Notre soutien doit être inconditionnel, c'est une question de vie ou de mort pour la Tunisie (4). »

Le soutien apporté par le Néo-Destour à la Résistance française n'est malheureusement pas pris en compte par les autorités coloniales, au lendemain de la défaite des forces de l'Axe. Moncef Bey, le souverain le plus populaire de la dynastie husseinite, est destitué, et Bourguiba, désappointé par la France, quitte clandestinement le pays. C'est au Caire qu'il s'installe et fréquente, de 1945 à 1949, les milieux nationalistes et intellectuels arabes. En 1947, il effectue une visite aux Etats-Unis pour défendre la cause de son pays. Déçu par ses contacts dans le monde arabe - et notamment avec la Ligue arabe -, il comprend qu'il lui faudra compter avant tout sur ses propres forces et sur les mouvements anticoloniaux en Occident.

Rentré d'exil, il se met à sillonner la Tunisie pour reprendre le contrôle de l'appareil du Néo-Destour, animé, en son absence, par son lieutenant et futur rival, Salah Ben Youssef. Après l'échec, en 1951, d'une expérience gouvernementale à participation destourienne, Bourguiba comprend que la route de l'indépendance est encore longue. En janvier 1952, il est arrêté pour avoir appelé ses compatriotes à multiplier les actions de résistance.

La chance lui sourit le 31 juillet 1954 lorsque Pierre Mendès France, président du conseil (premier ministre) français, débarque à Tunis et déclare devant le bey à Carthage que Paris n'est pas opposé à l'émancipation du peuple tunisien. Le 1er juin 1955, Habib Bourguiba effectue un retour triomphal à Tunis, juste après la signature des conventions franco-tunisiennes reconnaissant l'autonomie interne du pays. Son habileté manoeuvrière et sa détermination à devenir le maître incontesté du Néo-Destour le poussent à exclure du parti et à contraindre à l'exil son influent rival, Salah Ben Youssef, qui refuse l'autonomie interne.

La proclamation de l'indépendance le 20 mars 1956 semble avoir été hâtée par l'obstination de Bourguiba, de plus en plus soucieux de prouver le bien-fondé de sa « politique des étapes » , surtout après le soutien apporté par le président égyptien Gamal Abdel Nasser à Salah Ben Youssef.

Il défendra cette « politique des étapes » face à Israël. En 1965, son discours historique de Jéricho, en Cisjordanie, dans lequel il prône l'acceptation du plan des Nations unies de partage de la Palestine entre deux Etats fait l'effet d'une bombe. Des manifestants dans les rues de nombreuses villes du Proche-Orient et des médias arabes l'accusent d'être « un laquais du colonialisme et de l'impérialisme » .

Dès la première année de l'indépendance, Bourguiba inaugure un train de réformes législatives, dont le fleuron reste le code du statut personnel (CSP). Promulgué le 13 août 1956, il accorde à la femme des droits sans équivalent dans le monde arabe. Il abolit notamment la polygamie et la répudiation, et exige, pour le mariage, le consentement mutuel des futurs époux. Cette attaque contre les sources de la discrimination contre les femmes fait des Tunisiennes des privilégiées au Maghreb et au Proche-Orient (5).

En devenant le premier président de la République, le 25 juillet 1957, après avoir aboli la monarchie dans un climat de liesse générale, Habib Bourguiba poursuit son projet de construction d'un Etat moderne, en s'appuyant sur un parti dont les cellules quadrillent le pays. Il voit dans la gratuité de l'enseignement le meilleur outil de combat contre le sous-développement. Environ le tiers du budget de l'Etat y est consacré.

Tout en étant soucieux d'élargir la base de son parti et d'encourager les jeunes à assumer des responsabilités politiques de premier plan, Bourguiba n'a jamais promis la démocratie. Le pluralisme politique risquant, selon lui, de semer la division et de réveiller « les mentalités tribales et rétrogrades ». Il estime que la mainmise de son parti sur les syndicats, le contrôle de la presse et l'interdiction du pluralisme sont les seuls moyens de réaliser son projet de développement.

Des procès politiques sont intentés non seulement à des opposants, mais aussi à d'anciens collaborateurs comme Ahmed Ben Salah, ex-ministre de l'économie, Habib Achour, ancien patron des syndicats, et Mohamed Mzali, ex-premier ministre. Cet autoritarisme a été à l'origine de l'échec de la politique de socialisation de l'économie, animée jusqu'en 1969 par Ahmed Ben Salah ; du bras de fer tragique entre le gouvernement et la centrale syndicale, le 26 janvier 1978 ; et des sanglantes « émeutes du pain » de décembre 1983 et janvier 1984. La timide ouverture du début des années 80 fut avortée, et Bourguiba empêcha un développement politique authentique.

La « menace islamiste » , agitée et exagérée, à la fin de son règne, a servi à porter un coup à la société civile et à hâter l'arrivée au pouvoir de M. Ben Ali, un « technicien de la sécu rité » . Cheikh Rached Ghannouchi, président du mouvement islamiste Ennahda, en exil depuis 1989, est l'une des rares personnalités politiques à avoir refusé de rendre hommage à Bourguiba qu'il qualifie de « dicta teur » et auquel il reproche d'avoir « préparé le terrain à l'émergence d'un Etat policier » . Il reconnaît toutefois que la « période de Bourguiba est moins mauvaise que celle de Ben Ali (6) » .

Les islamistes furent parmi les premiers à comprendre leur erreur, rejoints bientôt par d'autres activistes politiques de gauche, des animateurs de petites formations politiques et même des défenseurs des droits humains. Les arrestations de milliers d'islamistes débouchèrent sur deux grands procès en juillet 1992. Quelques mois avant l'ouverture de ces deux procès, le pouvoir concocta une nouvelle loi sur les associations destinée à réduire au silence la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme (LTDH) (7).

Il a fallu plus de treize ans de « changement » sous la houlette du président Ben Ali pour que, par comparaison, les Tunisiens commencent à oublier les abus de pouvoir de Bourguiba, et à considérer son long règne, malgré tout, comme « le bon vieux temps » .

La société civile, de plus en plus, rue dans les brancards. Des intellectuels, des avocats, des journalistes indépendants sont harcelés, humiliés par ordre de M. Ben Ali, et doivent parfois recourir à de longues grèves de la faim pour attirer l'attention de l'opinion sur les violations de leurs droits les plus élémentaires (8). De récents mouvements sociaux, tels que la grève des chauffeurs de taxi à Tunis et les manifestations de lycéens dans le sud du pays, montrent, par ailleurs, que la contestation du pouvoir n'est plus seulement l'affaire d'une partie des élites.

Les larmes versées par le peuple sur la disparition du Combattant suprême et le vibrant hommage rendu à ses luttes contre l'oppression, même par d'anciens ennemis politiques, seraient-ils annonciateurs d'un réveil de la société contre l'autoritarisme actuel ? Cette société dont le président Bourguiba se vantait de l'avoir débarrassée « des sentiments de désespoir et de résignation à la tyrannie (9) » .

KAMEL LABIDI.


(1) Al-Hayat, Londres, 12 avril 2000.

(2) Les Echos, Paris, 27 mars 2000. Béatrice Hibou est l'auteur d'un livre intitulé Les Marges de man uvre d'un bon élève économique : la Tunisie de Ben Ali.

(3) Al Watan, Alger, 10 avril 2000.

(4) Reproduit dans le livre de Tahar Belkhodja, Les Trois Décennies de Bourguiba, Arcantères- Publisud, Paris, 1998, pp. 14 et 15.

(5) Emma C. Murphy, Economic and Political Change in Tunisia : From Bourguiba to Ben Ali, St Martin's Press, Londres, 2000.

(6) Déclarations au service arabe de la BBC, le 6 avril 2000.

(7) Lire, notamment, Hamed Ibrahimi, « Les libertés envolées de la Tunisie », Le Monde diplomatique, février 1997, et Jacqueline Boucher, « La société tunisienne privée de parole » , Le Monde diplomatique, février 1996.

(8) Taoufik Ben Brik, correspondant de La Croix à Tunis et d'autres médias européens, est l'objet d'un harcèlement policier depuis plus de deux ans. Il a entamé début avril une grève de la faim. M. Fethi Chamkhi, dirigeant d'Attac en Tunisie, a été arrêté, ainsi que d'autres militants de son organisation. Son procès a commencé le 20 avril, dans des conditions peu propices à une justice digne de ce nom.

(9) Discours de Habib Bourguiba : « De la réalité des patries à l'idéal de l'unité arabe » . Plus connu sous le nom du discours du Palmarium, 16 décembre 1972.

 


LE MONDE DIPLOMATIQUE | MAI 2000 | Page 3
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/05/LABIDI/13810.html

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